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Interview de Gilmar Mauro : la lutte au Brésil et à l’échelle internationale

Gilmar Mauro, membre de la direction nationale du MST Entretien avec Gilmar Mauro, membre de la direction nationale du Mouvement des Travailleurs ruraux Sans Terre (MST), réalisé par Victoria Darling, du Monde Diplomatique, publié sur le site du MST (www.mst.org.br, le 19 mars 2014).

Traduction : blog Amis des Sans Terre (www.amisdessansterre.wordpress.com)

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En trente années de lutte, quelles ont été les conquêtes du MST?

Le MST est l’organisation paysanne qui compte la durée d’existence la plus longue. Les organisations qui ont existé par le passé ont été détruites, en grande partie par la répression. Le coup d’Etat militaire de 1964 a mis fin aux Ligues Paysannes [Organisation paysanne qui a essaimé, principalement au Nord-Est du Brésil, à partir de la moitié des années 1950, occupant de grandes propriétés agricoles et revendiquant une réforme agraire, Note de la Traduction], mais aussi aux autres mouvements qui luttaient pour la terre. Le fait de célébrer nos trente années d’existence nous permet de récupérer l’histoire de la lutte pour la terre et la réforme agraire au Brésil. Nous sommes les continuateurs d’un processus. Deuxièmement, nous avons réussi, dès le début, à distinguer clairement la direction à suivre. Quelle est cette direction? Continuer à lutter pour la terre, lutter pour la réforme agraire et la transformation sociale. Bien que nous ayions pu penser, à un certain moment, que nous arriverions peut-être à atteindre une reforme agraire de type classique, redistributive et marquée par le productivisme de l’époque, nous n’avons jamais douté que, pour que la reforme agraire soit réalisée, des altérations seraient nécessaires dans la structure du pouvoir. Changer la structure du pouvoir en place n’est pas une tâche qui incombe seulement au MST: elle repose sur les épaules de l’ensemble de la classe travailleuse. Nous avons toujours eu l’intime conviction que c’était par la lutte que nous allions y arriver. Pas parce que nous trouvons joli de vivre sous des baraquements couverts de bâches… C’est une expérience difficile, lourde, mais c’est une condition qui est imposée à la classe travailleuse. Et la lutte y acquiert une double signification: bien que la mobilisation se fasse, dans un premier temps, pour un objectif économique, le sujet se transforme, durant ce processus, en sujet politique. La lutte est un espace de formation très important. Les personnes apprennent, en une journée de lutte, ce qu’elles n’ont pas appris durant toute leur vie. La lutte est élémentaire, mais fondamentale pour réveiller la conscience politique. Nous avons réussi à construire une organisation qui va au-delà de la lutte pour la terre, qui puise des ingrédients dans l’éducation, la communication, la production, comprenant que la lutte pour la terre et la réforme agraire va bien au-delà de la conquête d’un bout de terre. Nous serons de sans-terre tant qu’il y aura une seule famille sans terre dans ce pays.

Cette année, em raison de la tenue de la Coupe du Monde puis des élections, nous aurons une conjoncture atypique au Brésil. Quelles sont les potentialités et les difficultés pour le MST dans ce contexte ?

D’habitude, les années électorales sont difficiles pour nous. D’abord parce qu’il est évident que, comme toute la société brésilienne, nous participons aussi au processus électoral. Mais nous ne lui donnons pas priorité. Notre priorité est l’organisation interne, la lutte. Normalement, au cours des années électorales, il est difficile de réaliser de grandes mobilisations. Cela peut changer cette année, car le Congrès national du MST a commencé par une mobilisation [le 17 février, le MST a organisé, dans le cadre de son sixième Congrés national, une grande Marche à travers Brasilia, terminant par des actions devant le Palais présidentiel et le Suprême Tribunal Fédéral, NdT]. C’est une symbolique intéressante pour toute la classe travailleuse. Deuxièmement, je crois qu’il y aura de grandes mobilisations jusqu’au mois de juin. Nous préparons, pour les mois d’avril et mai, de grandes journées de mobilisation. Ensuite, il est possible qu’apparaissent de nouvelles grandes mobilisations en raison des grands et nouveaux investissements réalisés pour la Coupe du Monde, en plus des autres problèmes qu’affronte la société: nous n’avons pas de sécurité, pas de santé, pas d’éducation; ce n’est pas qu’elles n’existent à proprement parler, mais c’est une santé précaire, une éducation précaire. Il y aura de grandes mobilisations de masse dans la jeunesse. Il est évident que notre mouvement s’y joindra. Je pense que ces mobilisations ne sont pas encore en condition de mettre à l’ordre du jour de nouvelles formes organisationnelles, mais qu’elles sont très importantes. Les marches de la jeunesse ont montré à la société brésilienne que des conquêtes sociales sont possibles, par la mobilisation. Maintenant, peut-être que le grand défi est de transformer ce processus de mobilisation en processus organisationnels consistants, qui avancent dans la perspective, non seulement de mettre en question des problèmes sociaux, économiques et médiatiques, mais de transformer ceux-ci en une interprétation profonde de la réalité sociale, pour élever la conscience politique et avancer vers un processus plus organisé.

Jusqu’aux élections, le MST peut-il avoir des attentes face au gouvernement actuel? Comment est cette relation [avec le gouvernement ] aujourd’hui ?

Non. Il est évident que, comme dirigeants d’un mouvement social, nous nous rendons toujours aux réunions pour y négocier quelque chose. Une organisation qui ne répond pas aux nécessités de sa base sociale n’a pas de raison d’être. Nous devons donc donner des réponses sur la bâche [les baraques des campements du MST sont recouvertes d’une bâche noire, NdT] qui s’est déchirée, le manque de nourriture, tout cela. C’est pour cela qu’il est difficile d’être un mouvement social. Peut-être est-il plus facile d’être un parti; vous n’aimez pas l’opposition, vous entrez en conflit. Ici non, vous devez répondre à des besoins quotidiens, mais faire le lien entre ce quotidien et la réflexion politique. C’est une construction d’un pouvoir populaire. Que serait le pouvoir populaire sans une mise en discussion des questions locales? On ne peut pas penser la transformation sociale de façon générique. Evidemment, je ne crois pas qu’il y aura de grands changements en termes de réforme agraire. Maintenant, nous allons lutter, pousser, faire en sorte qu’il y ait de grandes désappropriations de terres, des conquêtes, parce qu’elles sont importantes et nécessaires pour notre base. Mais sans créer l’illusion que la réforme agraire va arriver. Ce que nous avons jusqu’à aujourd’hui sont des politiques de création d’assentamentos [grandes propriétés désappropriées et redistribuées à des familles sans-terre, qui reçoivent le droit de les cultiver, NdT], et une terre concentrée. Le capital concentre une grande proportion des terres dans l’agriculture. Une réforme agraire au Brésil va dépendre d’un large débat avec la société. Dans ce sens, notre défi est de réaliser ce débat à partir de trois questions. La première: comment voulons-nous utiliser le sol, l’eau, la biodiversité et toutes les ressources naturelles, y compris minérales. [Avec le système actuel,] nous empoisonnons le sol, l’eau, nous expulsons les gens des campagnes, concentrant les richesses et détruisant la biodiversité. La deuxième question est: quel type de nourriture voulons-nous manger? Quel type de nourriture l’humanité veut-elle manger ? Si c’est celle que nous mangeons maintenant, nous n’avons plus besoin de reforme agraire. Troisième question: quel type de paradigmes technologiques voudrons-nous utiliser ? Nous défendons l’agroécologie, qui n’est pas un retour au passé. Nous voulons la technologie! Une technologie qui augmente notre productivité, pour diminuer la souffrance au travail, pour avoir du temps libre, pour que nous puissions étudier, etc. Ces trois questions – et il y en a d’autres –, nous devons les discuter avec toute la société. Si nous voulons autre chose que la réalité actuelle, alors nous devons savoir que la réforme agraire est quelque chose de très moderne, un changement du modèle agricole qui ne dépend pas seulement de nous, mais d’un large débat, mené principalement avec l’ensemble de la classe travailleuse. Voilà le grand défi pour la période à venir.

APERTURA 5Vous avez parlé de pouvoir populaire, ce qui est directement lié au thème du Congrès du MST: “Lutter, Construire la Réforme Agraire Populaire”. Quelle est cette spécificité de la nature populaire de la réforme agraire proposée par le MST?

Tout d’abord, une reforme agraire classique, dans le sens de celles développées pour dépasser l’ordre féodal, n’a plus sa place au Brésil. Pour dépasser le féodalisme, le capitalisme a réalisé des réformes agraires, comme moyen de stimuler le marché. Cela ne s’applique pas au Brésil, le Brésil est né capitaliste. Deuxièmement: il est nécessaire de penser à un nouveau modèle agricole: pas une réforme agraire de type redistrivutive-productiviste. Nous ne devons pas concourrir avec l’agronégoce sur son terrain – «nous sommes plus productifs que vous» -, ce n’est pas la logique à suivre. La logique à suivre est celle de la qualité de la production. Troisièmement: une réforme agraire dépend de l’appui et de la participation populaire. Quatrièmement: la réforme agraire telle que nous la comprenons dépend d’une pression populaire très large, de l’organisation de la classe travailleuse. Elle va se faire du bas vers le haut, pas du haut vers le bas. La réforme agraire est populaire, parce qu’elle va être construite par le peuple. Bien sûr, notre volonté est de réaliser nous-mêmes la réforme agraire, sans aucun Etat! Mais elle bute sur nos forces insuffisantes. Donc notre idée est de nous renforcer et, pendant cette période de renforcement, de réaliser des luttes. Il existe un processus d’institutionnalisation: lutter, faire des conquêtes et institutionnaliser ces conquêtes. Il y a là une contradiction: on lutte contre la grande propriété et on distribue de petits lots de terres; ce qui crée une contradiction, en générant la petite propriété. Mais il vaut mieux cette contradiction que celle du latifundium [grande propriété] dans les mains d’une seule personne. Stimuler cette construction fait partie d’un processus qui consolide de fait le pouvoir populaire. Et là, nous devons discuter les questions locales, l’assentamento dans son espace concret. Aujourd’hui, le MST est présent dans mille municipalités. Imaginons que, les cinq prochaines années, nous arrivions à être présents dans deux, trois mille municipalités brésiliennes, en lien avec d’autres secteurs de la classe travailleuse. Imaginons qu’un jour nous arrivions à soulever ces deux, trois mille municipalités. Cela changerait les rapports de force de manière significative. Il ne suffit pas d’avoir un bon discours, de bonnes idées, détachées des actions concrètes. Il faut de bonnes idées et de bonnes actions. Aujourd’hui encore, quand nous parlons du MST, nous nous concentrons uniquement sur la réalité du Brésil, comme si la lutte était exclusivement brésilienne. Le MST est le plus grand mouvement paysan d’Amérique latine et a une vertu merveilleuse, partagée par peu d’autres mouvements: l’unité. Vous arrivez à résoudre à l’interne les différences, en avançant de manière unifiée. Quels sont les enseignements que le MST peut partager avec les autres mouvements sociaux d’Amérique latine? La première grande leçon est la suivante: il est nécessaire de mettre dans la tête de tout le monde que ce n’est pas une demi-douzaine de dirigeants qui vont réaliser des changements sociaux ou la réforme agraire. Le gars qui a lu trois livres et se prend pour un grand penseur… C’est la classe travailleuse qui va réaliser ces changements ! Et plus on inclut de gens, plus les personnes participent, plus il y a de militantes, plus grand sera le travail réalisé. Deuxièmement: on ne peut pas imposer les choses. Chacun a sa vision. Il n’y a pas de vérité absolue, mais de nombreuses vérités, construites historiquement, qui doivent être dites. Troisièmement, et là, je suis gramscien, je crois que l’intellectuel est collectif, donc que le processus va opérer du bas vers le haut – c’est la classe travailleuse qui doit être la protagoniste. La grande tâche est celle de l’organisation. Nous n’allons pas faire la réforme agraire à la place des sans-terre. Ce sont les sans-terre organisés qui vont la faire. Mon opinion est qu’une erreur commise collectivement vaut mieux que la meilleure réussite du meilleur des comités centraux – comme l’a déjà dit Rosa Luxemburg.

On peut considérer que la classe travailleuse d’Amérique latine a des particularités communes, liées à sa trajectoire historique. Le MST voit-il l’Amérique latine comme un niveau spécifique de lutte?

Pas forcément, mais c’est notre priorité d’action, bien sûr. Parce que c’est notre continent, qui a été exploité et colonisé au même moment. Il est évident qu’il existe des particularités au niveau des langues mais, en général, nous souffrons les mêmes problèmes, historiques et actuels. Principalement, nous savons que c’est un continent sur lequel vit encore une grande quantité de paysans, de populations indigènes. Cette catégorie sociale a donc une force très grande. Il est évident que notre priorité est l’Amérique latine, mais notre rêve est d’essayer de construire – ici, nous allons rêver à haute voix! – une Internationale au-delà de la Via Campesina. La Via Campesina est un espace important, mais comment pouvons-nous avancer vers un espace qui puisse regrouper d’autres secteurs de la classe travailleuse dans la lutte internationale ?

Quel message pouvez-vous transmettre à la société, nationale et internationale, comme résultat du sixième Congrès National du MST?

Nous avons montré, lors de notre Marche, un élément symbolique: lutter. Il faut lutter. Il faut aussi débattre avec la société car, sans sa participation, le MST n’a pas de sens et nous n’avancerons pas vers la réforme agraire. Nous avons survécu, durant ces trente années, grâce à la solidarité de notre pays et de la communauté internationale. Nous avons passé des moments difficiles, comme lors du gouverment Collor [Fernando Collor, président de 1990 à 1992], puis celui de Fernando Henrique [Cardoso, président de 1995 à 2002]. Je voudrais, au nom du MST, remercier pour toute cette solidarité. Nous n’avons pas besoin de beaucoup de choses, seulement les uns des autres. On ne peut donc pas avancer vers une autre perspective de société si nous ne marchons pas ensemble, avec nos différences. Il n’y a pas de vérité absolue, de théorie unique; il y en a beaucoup, mais nous devons construire des ingrédients communs, des actions communes, et aller de l’avant. Je veux, pour cela, remercier tout le monde qui nous a aidé, au nom du MST, et qui continue à nous aider. Nous allons avoir besoin de beaucoup d’aide dans la prochaine période, et vous pouvez aussi compter sur notre solidarité.

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