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Miguel Stedile : « au Brésil, notre défaite n’est pas électorale mais idéologique »

 

Miguel Stedile, membre de la coordination nationale du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST).

Entretien. Miguel Stedile est membre de la coordination nationale du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST). Six mois après l’investiture de Jair Bolsonaro, il relie les politiques du président d’extrême droite au projet du capital financier, et s’explique sur le recul de la gauche dans son pays.

Depuis le 1er janvier, Jair Bolsonaro préside le Brésil. Quel bilan dressez-vous de ces six premiers mois de mandat de l’extrême droite ?

Miguel Stedile La France et l’Europe ne doivent pas regarder Jair Bolsonaro comme s’il n’était qu’un président d’extrême droite. Il représente un projet du capitalisme financier. Ce projet était déjà en cours au Brésil. En ce sens, il n’y a pas de rupture. Le premier noyau dur à parier sur la candidature de Jair Bolsonaro est le capital financiarisé. Celui-là même qui est responsable de la crise globale. Depuis 2008, il a travaillé autour de deux idées centrales. La première est le recul des droits du travail. D’ailleurs, l’une des premières réformes de Jair Bolsonaro concerne les retraites, alors même que son prédécesseur, Michel Temer, n’était pas parvenu à la réaliser. C’est pourquoi je parle de gouvernement de continuité. Le premier noyau dur ultralibéral du gouvernement est incarné par Paulo Guedes, ministre de l’Économie. L’autre noyau important est constitué de juristes. Il a émergé avec l’opération « Lava Jato » (contre la corruption, notamment au sein de la compagnie pétrolière nationale Petrobras – NDLR). Les mesures dont a besoin le capital financier sont très impopulaires. Il est donc nécessaire de changer également l’État pour justifier la répression. C’est là qu’intervient Jair Bolsonaro. Le capital financier n’a que faire qu’il soit raciste, misogyne, homophobe. L’important pour lui est que le président réalise les réformes qu’il souhaite. La présence du juge Sergio Moro dans le gouvernement vise à changer la structure de l’État afin que celui-ci s’adapte à ce virage autoritaire. Les traits de l’extrême droite se retrouvent dans les discours, dans l’incitation à la violence, à l’intolérance. Mais l’action formelle et programmatique du gouvernement est commandée par le système financier.

Vous dites que Jair Bolsonaro doit transformer l’État pour imposer le modèle économique du capital financiarisé. Comment cela se traduit-il dans le domaine des libertés ?

Miguel Stedile Le gouvernement a présenté deux projets. Le premier voulu par le noyau financier est la réforme des retraites. L’autre, avancé par le ministre de la Justice, Sergio Moro, est l’« anti-crime ». Dans les faits, il s’agit de changer une partie des structures politiques de l’État brésilien. Par exemple, si un policier commet un assassinat et s’il le justifie par la légitime défense, il n’y aura pas de procès. Ce projet « anti-crime » confère aux policiers et aux soldats une impunité. Il en va de même pour les grands propriétaires, ainsi que les milices qui sévissent à Rio de Janeiro. Le risque de violence réside dans l’attitude d’inaction des autorités, qui laisse libre cours à la répression para-étatique.

Vous évoquiez la réforme des retraites. Quelles en sont les grandes lignes ?

Miguel Stedile Paulo Guedes a donné toute sa légitimité à la candidature de Jair Bolsonaro, dont les marchés financiers se méfiaient au départ. Il est parvenu à faire voter la réforme des retraites alors qu’elle contient des mesures impopulaires. Même la droite avait des doutes quant à la prise de risques qu’elle représentait. Désormais, les retraites ne reposeront plus sur un système par répartition mais par capitalisation. Seul le travailleur déposera des biens à la banque. Selon les économistes proches des syndicats, avec ce nouveau système, il ne recevra plus que 40 % des pensions actuelles. L’argent déposé dans les banques sera totalement disponible pour le système financier. Ce nouveau système implique que les travailleurs assument tous les risques et les banques disposent de tous les avantages.

La réforme agraire a toujours été une question épineuse au Brésil, y compris lorsque la gauche était au pouvoir. Où en est-on aujourd’hui ?

Miguel Stedile Sous le gouvernement de Dilma Rousseff, il y avait eu une grande réduction du processus de désappropriation et des « assentamentos » (zones créées par le gouvernement pour y installer des familles sans terre – NDLR). En revanche, les politiques d’infrastructures pour les paysans qui avaient conquis leurs terres, ainsi que les programmes de distribution et de commercialisation des aliments, se sont poursuivies. Sous le gouvernement de Michel Temer, il y a eu une réduction du rythme. Aujourd’hui, il n’existe plus que 20 processus de désappropriation. Ces 20 dossiers sont bloqués dans les méandres de la bureaucratie de l’État. Dans le même temps, 100 000 familles campent et luttent pour avoir une terre. Sous le mandat de Fernando Henrique Cardoso, il y avait deux ministères : celui de l’Agriculture pour l’agrobusiness et celui du Développement rural agraire pour l’agriculture paysanne, familiale. Sous le gouvernement de Michel Temer, le ministère du Développement rural a été fermé, et les secrétariats transférés vers le ministère du Développement social. Jair Bolsonaro l’a désormais totalement incorporé au ministère de l’Agrobusiness. L’agriculture paysanne est désormais subordonnée aux intérêts de l’agrobusiness et privée de ses fonctions politiques. De la même manière, les terres quilombos et indigènes se retrouvent fragilisées face à l’avancée de l’agro-négoce, qui veut faire main basse sur ces territoires pour amplifier leurs productions et leurs exportations.

Quelles menaces pèsent sur le territoire de l’Amazonie et quel pourrait être l’impact environnemental de l’implantation de multinationales ?

Miguel Stedile Le gouvernement désire changer la loi brésilienne afin que les terres frontalières où se trouvent les forces armées et qui peuvent être occupées par des Brésiliens puissent être achetées par des étrangers. Aujourd’hui, la plus grande menace pour les Indigènes et l’Amazonie, et je ne parle pas seulement de la forêt et de l’écosystème mais de la région en général, n’est pas tant l’agro-négoce que l’exploitation des minerais. Jair Bolsonaro a parlé clairement de la réserve Raposa Serra do Sol. Aujourd’hui, elle n’autorise que les activités indigènes, mais elle pourrait devenir un espace d’extraction minière.

Durant la campagne électorale, Jair Bolsonaro a menacé tous ses opposants, et singulièrement la gauche et le Mouvement des travailleurs sans terre, allant même jusqu’à vous qualifier de « terroristes ». Ces intimidations ont-elles fait l’objet d’un passage à l’acte ?

Miguel Stedile Jair Bolsonaro ne va pas promouvoir une loi qui officialise la persécution. Mais le grand propriétaire terrien qui entend ses propos comprend qu’il a le feu vert, et peut passer à l’acte. Il y a eu des attaques contre des campements. Fin 2018, avant même l’investiture de Bolsonaro, le pouvoir judiciaire a présenté des requêtes afin de déloger des camps de travailleurs sans terre. Le pouvoir judiciaire se sent porté par la vague conservatrice, la société appuie ce mouvement puisqu’elle a élu Bolsonaro. Finalement, chacun se dit qu’il n’y aura pas de représailles en cas de recours à la violence.

Comment comprendre le poids surdimensionné de l’agro-négoce dans l’économie brésilienne et, dans le même temps, l’absence de souveraineté alimentaire ?

Miguel Stedile Le médecin et géographe brésilien Josué de Castro a été président de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, FAO. Tout au long de sa vie, il a répété que la faim n’était pas liée à un phénomène géographique, mais à un problème social, politique et économique, dont les origines étaient la concentration terrienne. En la matière, le Brésil est le deuxième pays au monde le plus inégalitaire puisque 1 % des propriétaires détiennent 40 % des terres. L’agro-négoce, c’est le système financier des champs. Le MST ne lutte pas seulement en faveur de la réforme agraire, mais également pour la distribution des terres. Le concept de réforme agraire et populaire est de produire des aliments sains pour alimenter la population brésilienne. Ce que l’agro-négoce ne peut faire puisqu’il ne produit pas d’aliments : le soja et le maïs servent aux combustibles, et l’eucalyptus au papier. Ses productions, qui utilisent de grandes quantités de pesticides, vont à l’exportation. C’est là que résident les origines de la faim au Brésil : il y a beaucoup de terres cultivables mais ce ne sont pas des aliments qui y poussent. Produire des aliments sains pour la population relève d’un acte politique car le risque d’une crise de la faim structurelle est réel.

Considérez-vous que les organisations sociales, les partis de gauche sont suffisamment mobilisés face aux politiques du président Bolsonaro ?

Miguel Stedile Nous devons faire une autocritique. Notre défaite n’est pas électorale, mais idéologique. Jair Bolsonaro est soutenu par le système financier et l’agro-négoce, mais il a été élu par la population, y compris par les plus pauvres. Si nous parlons exclusivement de défaite électorale, alors il suffirait de gagner d’autres élections, et le problème serait résolu ? Pourquoi les travailleurs ont voté pour un projet qui disait très clairement qu’il allait leur retirer leurs droits au nom de la relance de l’économie ? Si les travailleurs ont donné leur consentement, c’est parce que nous sommes en échec idéologique. Le camp populaire et progressiste a cessé de dialoguer et de travailler avec la population. Beaucoup des droits conquis durant les gouvernements de Lula ont été perçus par la population comme un geste personnel du président à leur endroit. Cela a été perçu comme un mérite et non comme un choix de politiques publiques résultant des pressions des mouvements sociaux. Nous avons failli. Il nous faut reprendre le travail de base, retourner dans les périphéries pour écouter. Il faut également renouer avec l’organisation populaire. La gauche brésilienne mais également mondiale n’a pas encore trouvé les formes d’expression politiques et organisationnelles des nouvelles manifestations du monde du travail. Plus précisément, nous ne savons pas comment organiser les plus précarisés par les transformations du monde du travail. Nous devons expérimenter pour intégrer les plus précarisés dans le mouvement. Enfin, la formation politique est très importante. Il faut débattre de la réalité : la crise du capitalisme n’est pas conjoncturelle mais structurelle, je dirais même existentielle. Le nazisme et le fascisme ont été des réponses du système financier. L’issue pour le capitalisme a été le New Deal, ou encore l’état de bien-être social. Nous, nous avancions des solutions dans le socialisme. Aujourd’hui, le capitalisme n’a aucun intérêt à construire un nouveau New Deal. C’est pourquoi je parle de crise existentielle, car il se renie. Une élection ne résoudra pas la crise. Il faut expliquer et expliquer encore. Le fascisme, ce sont des réponses simples à des questions complexes. C’est pourquoi nombre de personnes y adhèrent. Nous, nous ne voulons manipuler personne. Nous devons travailler à l’élévation du niveau des consciences.



« Etudier, sourire et lutter » par Wesley Lima (site du MST)

Par Wesley Lima
Du site du MST

Cours dans une école itinérante à Nova Santa Rita (RS). Photo : Leonardo Melgarejo

Une éducation faite par le peuple, pour le peuple, avec le peuple. Telle est la synthèse de la méthode pédagogique adoptée dans les écoles publiques rurales situées dans les campements et dans les unités productives du Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans terre du Brésil, du nord au sud du territoire.

Ce processus connecte la réalité vécue dans les campagnes avec la scolarisation et la lutte pour la terre: les enfants, jeunes et adultes, hommes et femmes, font de la connaissance scientifique une clef pour lire leur réalité et pour, de manière critique, penser les actions collectives qui peuvent l’améliorer.

Cette méthode, pensée pour dialoguer avec les différentes réalités de notre territoire national, n’est pas unique dans sa pratique, mais possède des principes importants.

La formatrice populaire et militante des Sans Terre Estado do Ceará, ​Maria de Jesus, explique qu’il n’existe pas de distinction entre étudier et lutter, parce que ces deux activités font partie de la construction du sujet. “Ce processus de participation dans la lutte sociale, dans la lutte des classes, éduque. Et l’éducation en zone rurale vient réaffirmer la permanence de ses sujets, avec dignité, avec un projet rural opposé au projet du capital”.

Pour la formatrice populaire et militante des Sans Terre dans l’état du Ceará, ​Maria de Jesus, “il n’y a pas de distinction entre étudier et lutter”. Photo: Aline Oliveira

Pour elle, l’éducation en zone rurale est pensée contre l’hégémonie de l’agrobusiness et a pour objectif de fortifier l’agriculture paysanne basée sur l’agroécologie: “dans ce contexte, l’éducation rurale est émancipatrice. Non seulement elle forme les sujets ruraux mais elle valorise leurs dimensions culturelles, leurs luttes, leurs mémoires. C’est une éducation en mouvement. C’est une éducation en lutte permanente”.

Connaissance et lutte collective

Parce qu’elle dialogue sur ces thèmes et unifie la connaissance en tant que synthèse du technique et du politique, la militante du secteur de l’éducation dans l’état de Pernambouc, Rubneuza de Souza, souligne aussi que le développement des potentialités humaines est une “praxis”. De telle sorte qu’“en développant le travail on pense sur ce qu’on fait. Nos méthodologies en rendent compte”.

Nous prenons l’éducation comme processus de formation humaine : en plus de l’éducation populaire, les gens créent la base d’une pédagogie socialiste, qui fait de l’éducation une combinaison d’éducation et d’instruction, où la vie, le travail, la lutte, font partie de la construction de ce qu’on appelle la connaissance” explique Souza.

Par ailleurs Jésus souligne que la connaissance, en tant que fondement de la formation humaine, doit être construite à partir de matrices. La première d’entre elles est l’Histoire, suivie de la dimension culturelle, l’organisation collective et le travail. Les processus éducatifs doivent se penser à travers ces quatre processus.

A propos du travail dans les relations éducatives, Jésus explique aussi qu’il est le facteur créateur, recréateur et transformateur du processus d’humanisation et d’organisation de la lutte sur le terrain. L’objectif est d’être un instrument de résistance à l’offensive du capital dans les zones rurales qui s’exprime aussi dans l’agro-industrie et dans ses rapports d’exploitation.

Agroécologie et éducation

Etudiant(e)s à l’oeuvre dans un potager collectif dans l’extrême sud de l’état de Bahia. Photo: MST

Pour avancer dans cette dimension du travail sans perdre de vue les besoins du lieu où l’école rurale s’insère, il est nécessaire de penser à cette école et d’organiser son programme scolaire à partir de la réalité du terrain.

Les expériences qui marquent la lutte pour l’intégration d’une série de thèmes, comme l’agroécologie, en tant que matière enseignée dans les écoles rurales, se trouvent dans l’État de Bahia. Aujourd’hui, dans les régions du Sud-Ouest et de l’Extrême-Sud, ce sujet figure dans les programmes scolaires des centres de formation et des écoles publiques, qui travaillent avec les enfants.

Dans l’extrême sud de Bahia, les expériences construites à partir de la lutte commune se sont concrétisées dans la municipalité d’Alcobaça. La première étape a été de proposer à la municipalité la discipline de l’agroécologie comme composante du programme d’études dans les écoles rurales. Puis, en partenariat avec le syndicat des enseignants, il a été possible de se mobiliser pour faire approuver cette matière au sein du conseil municipal. C’était la première localité de cet état à intégrer l’agroécologie dans son programme d’enseignement public municipal.

Dans une interview pour la page web du MST, accordée en novembre 2018, Dionara Ribeiro, de la coordination pédagogique de l’École Populaire d’Agroécologie et d’Agroforesterie Egídio Brunetto (EPAAEB), explique que le point central de cette réalisation fut le  » zèle  » dans la construction collective.

« Tou(te)s les éducateur(trice)s qui ont participé à ce travail ont joué un rôle fondamental, tant dans la pratique pédagogique qu’ils ont construite dans chaque école que dans la participation, le questionnement et la réflexion menés dans chaque cours et chaque séminaire » souligne-t-elle.

La définition du collectif scolaire, composé d’éducateurs et de la coordination des écoles rurales de la région, était que la discipline de l’agroécologie serait travaillée de manière interdisciplinaire, ce qui nécessitait un travail collectif entre enseignants, une restructuration organisationnelle dans de nombreuses écoles pour la réalisation de la planification. Grâce à quoi la municipalité de Santa Cruz Cabrália, située dans la même région, a inséré la discipline agroécologique dans ses cours.

Fermer une école est un crime

Cependant, malgré la reconnaissance et les récompenses accordées à ce vaste processus éducatif, l’enseignement dans les campagnes est en danger à l’heure actuelle. La fermeture des écoles est une réalité dans les campagnes brésiliennes.

Selon une enquête de l’Université fédérale de São Carlos (UFSCar), entre 2002 et le premier semestre 2017, environ 30 000 écoles rurales du pays ont cessé de fonctionner. Aujourd’hui, le Mouvement des Sans Terre, par exemple, compte plus de 2 000 écoles publiques construites dans des campements et des unités productives, et a subi plusieurs attaques de démantèlement de ces écoles.

Un certain nombre de problèmes se posent dans les écoles rurales, qui vont du retard ou du non-paiement des salaires du personnel à l’absence totale d’infrastructures. La solution que donnent les municipalités est le départ des enfants, des jeunes et des adultes de la campagne pour étudier en ville.

C’est dans cet esprit que Jésus explique que la lutte du MST contre la fermeture des écoles et pour un projet politique et pédagogique qui dialogue avec la réalité rurale est une lutte permanente. « Nous refusons de quitter la campagne pour étudier dans la ville où notre réalité paysanne n’est pas approfondie”, dénonce-t-il.

Dans ce contexte, le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre a lancé en 2011 la Campagne nationale contre la fermeture des écoles rurales, qui vise à promouvoir le débat sur l’éducation rurale avec la société dans son ensemble, à articuler différents secteurs contre ces régressions et à dénoncer la fermeture des écoles.

Source: http://www.mst.org.br/2019/05/21/estudar-sorrir-e-lutar.html

Traduction: Thierry Deronne

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Brésil: la dangereuse relation entre agrobusiness et industrie culturelle

Par Michele Carvalho, pour Brasil de Fato

L’année 2019 vient à peine de commencer que la question de la propriété de la terre au Brésil fait déjà l’objet d’assauts violents de la part du nouveau président, Jair Bolsonaro. Quelques heures après son inauguration, le capitaine à la retraite a nommé Tereza Cristina Corrêa da Costa Dias, lobbyiste de l’agrobusiness et des pesticides, au ministère de l’Agriculture, lui octroyant la responsabilité de la démarcation des terres indigènes et des quilombolas, propriétés des communautés afrodescendantes. Le gouvernement vient aussi de retirer leurs concessions aux radios associatives… Par une autre décision, Bolsonaro a supprimé le Conseil national de la Sécurité Alimentaire et Nutritionnelle (Consea). Composé de 60 personnes, y compris des représentants de la société civile et du gouvernement, cet organisme avait notamment pour objectif de préconiser une alimentation saine et sans pesticides. Par ces mesures, le nouveau gouvernement fait un cadeau au lobby des grands propriétaires et de l’agroindustrie – un mode de production qui occupe de plus en plus d’espace ces dernières années dans l’imaginaire social des brésiliens.

Ana Manuela Cha, auteure de « Agrobusiness et industrie culturelle », membre du Collectif « Culture » du Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terres du Brésil

Dans son livre « Agrobusiness et industrie culturelle – Stratégies des entreprises pour la construction de l’hégémonie », la psychologue et membre du Mouvement des Travailleurs Ruraux sans terre (MST), Ana Manuela Chã, évoque l’influence des médias pour renforcer et populariser le discours de l’agrobusiness.

Michele Carvalho – Qu’est-ce que l’industrie culturelle à a voir avec l’agrobusiness ?

Ana Chã L’industrie culturelle est liée à l’agrobusiness au sens d’installer dans l’imaginaire collectif l’idée que l’agrobusiness est le seul modèle possible d’agriculture au Brésil. L’agrobusiness a construit dans les dernières décennies en particulier une hégémonie dans les champ économique et politique. Mais, au-delà, ils se consacrent aussi à construire une image du secteur comme quelque chose d’indispensable pour la croissance de l’économie brésilienne et comme proposition et projet pour la campagne brésilienne.

Quelles sont les principaux outils de l’industrie culturelle utilisés par l’agrobusiness pour faire passer cette idée qu’il est la seule issue pour le Brésil ?

Les publicités, la production de ressources culturelles à distribuer en masse comme les films, les feuilletons, la musique… c’est par ces mécanismes et véhicules de communication de masse que l’agrobusiness cherche à influencer et à construire un imaginaire sur la campagne que nous aurions aujourd’hui au Brésil. S’il y a 20 ans, nous demandions aux gens de la rue ce qu’était l’agrobusiness, une bonne partie d’entre eux n’aurait su que répondre. De nos jours, principalement à travers ces fortes campagnes télévisées, comme la plus récente, celle qui dit que l’agro est tech, pop, qu’il est tout, l’agroalimentaire se vend comme producteur d’aliments et comme producteur de vêtements. Alors qu’ils sont les grands producteurs pour l’exportation de produits de base. La grande force de l’agrobusiness au Brésil est de produire pour les exporter des céréales, mais aussi du bétail et du jus d’orange. Mais ils tiennent ce discours et vendent cette image de producteurs de denrées alimentaires, avec une énergie soi-disant “propre”.

 

 

Tout cela se produit à travers ces mécanismes, pour parler vite, de l’industrie culturelle et des médias. Toutefois, ces dernières années, au cours de la dernière décennie, l’industrie agroalimentaire a également construit ce discours, cette image dans les zones rurales. Là, en général, ils ont cherché à agir dans les domaines de l’éducation, de la culture et de l’art. Ils sont dans des écoles, des petites communautés, des petites municipalités, parrainés via la Loi Rouanet avec des fonds publics, organisant d’excellents spectacles de musique du nord-est, parrainant également des spectacles d’orchestres symphoniques, mais aussi des projets éducatifs dans les communautés pour la plupart des enfants, des adolescents, des jeunes, bref ils cherchent à faire de manière voilée cette publicité pour leur projet.

Quand l’agrobusiness a-t-il commencé à utiliser l’industrie culturelle pour diffuser son idéologie ?

Dès les années soixante, on observe l’influence et le soutien puissants de l’industrie culturelle, via les mécanismes disponibles à l’époque. Nous avons déjà de la publicité à la télévision, toujours à petite échelle, mais également à la radio. Principalement à partir du coup d’État militaire de 1964, se renforce la proposition globale issue de la révolution verte, qui a ensuite été réintroduite dans un paquet technologique basé sur les pesticides. Il leur était donc nécessaire de mener cette campagne envers le public mais aussi vers les agriculteurs. Avec la radio, par exemple, il est très facile de toucher directement les agriculteurs et de leur montrer tous les avantages qu’ils auraient à adopter cette nouvelle proposition pour l’agriculture.

Depuis lors, tout cela s’est intensifié. Le système télévisé Rede Globo, par exemple, prend pied sur l’ensemble du territoire et ce partenariat, pour ainsi dire, devient constant et plus présent. Nous aurons donc des programmes musicaux qui apportent dans une certaine mesure, un message sur ce que serait ce changement dans le domaine. Ils commencent également à considérer la campagne comme un lieu que les machines occuperaient pour substituer l’être humain et que celui-ci puisse venir en ville tranquillement et que nous continuions à disposer de ce que l’agriculture produit.

Aujourd’hui, si on examine la composition de l’Association brésilienne d’agro-industries (ABAG), on voit que le réseau de télévision Rede Globo fait partie de cette association. Et si on regarde la plus récente des industries agroalimentaires, “l’agro est tech, est pop, est tout” on voit qu’il a été conçu par la direction marketing de Rede Globo. Eux aussi sont intéressés par le renforcement du secteur agroalimentaire et, dans une certaine mesure, par son positionnement comme la seule possibilité pour les campagnes brésiliennes, et aussi de retirer de l’actualité des thèmes tels que la réforme agraire et l’agriculture familiale.

Ce processus va-t-il s’intensifier sous le gouvernement Bolsonaro, quelle perspective vois-tu sur ce plan ?

C’est encore assez nébuleux, mais comme de toute évidence, la bataille dans les champs idéologique et symbolique a constitué l’un des investissements de ce nouveau gouvernement, et qu’une de ses bases de soutien est précisément le secteur agroalimentaire, on peut penser que cela continuera, du point de vue de la publicité et de la promotion de ce projet, au même niveau symbolique.

Du point de vue de nos recherches, ces actions dans les communautés ont profité du financement et des mécanismes de la loi Rouanet, dont on ne sait toujours pas ce qu’elle va devenir. La loi Rouanet, en tant que financement public de la culture, a fini par être utilisée comme un instrument de lutte idéologique. Bien qu’elle fût complètement insérée dans une politique néolibérale de soutien à la culture, elle avait fini par revêtir un caractère de lien avec les gouvernements de Lula et Dilma. Donc nous ne savons pas combien de temps cela va durer, bien sûr, cela ne dépend pas uniquement du gouvernement. Au cours des deux dernières années, nous avons assisté, de manière tout à fait superficielle, à une diminution des projets que ces entreprises agroalimentaires mèneraient. Personne ne sait désormais comment se comportera l’industrie dans ce domaine.

Notre défi se situe désormais dans cette bataille idéologique ?

Du point de vue des défis, nous devons nous opposer au discours plus général, conservateur, hégémonique, sur la régression des droits des travailleurs. Plus spécifiquement, sur le terrain, il faut s’opposer à ce discours sur l’agrobusiness comme unique horizon pour les campagnes brésiliennes, porter à la connaissance de la société toutes les contradictions de ce modèle, comment il est effectivement responsable de plusieurs impacts environnementaux par la déforestation, comment repose encore sur le travail précaire, souvent analogue à l’esclavage, comment il est orienté vers l’exportation.

D’autre part, il faut remettre à l’ordre du jour des citoyen(ne)s le besoin urgent d’un projet de réforme agraire, de renforcer les politiques abandonnées depuis deux ans, d’encourager la production agroécologique et, fondamentalement, la possibilité pour les populations de vivre à la campagne.

La Réforme agraire populaire offre un projet intégral où le sujet qui vit et produit à la campagne a le droit de produire sa propre culture, son propre art. Droit à l’éducation, à la santé et à des conditions de vie décentes. C’est un peu là que se situe la confrontation dans le champ idéologique, sachant que les grands groupes privés ont l’avantage : ils ont la propriété des médias et même des mécanismes par lequel ils financent des activités culturelles et artistiques au Brésil.

Source: http://www.mst.org.br/2019/01/05/a-perigosa-relacao-entre-o-agronegocio-e-a-industria-cultural.html

Traduction: Thierry Deronne

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