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Visite de militant(e)s du Mouvement des Sans Terre en France et au Pays Basque : “au Brésil 1% de la population possède 72% des terres”
24 janvier 2023, 3:17
Filed under: Solidarité internationale

Qui êtes-vous?

Jeisse Costa Carvalho : Je viens de l’État du Roraima dans la région Amazonienne du Brésil. Je fais partie du collectif national de la jeunesse du Mouvement des Sans Terres (MST) et je suis étudiante en Politiques Publiques. Mes grands parents étaient paysans.

Wesley Lima : Je suis issu d’une famille de paysans de l’État du Sud de Bahia, installé sur des terres acquises par le biais de la réforme agraire. Ma famille produit du cacao et de la banane. Journaliste de profession, je suis membre de la direction nationale du MST.

Quel est l’objectif de votre séjour ?

J. C.C. : Nous avons été désignés par le MST pour venir découvrir les dynamiques autour de l’agriculture paysanne en France. Nous sommes arrivés le 5 novembre et nous repartons le 2 février. On s’intéresse, entre autre, au développement de la production bio en France et à la manière dont fonctionnent les coopératives. Pour l’instant, ce qui m’a le plus attiré l’attention ce sont les différentes manières de travailler la terre d’une région à une autre, tout en gardant une identification commune autour de l’agriculture biologique. Au Brésil nous avons encore beaucoup à faire dans ce sens.

W. L. : Il est aussi intéressant d’observer les processus d’organisation des paysans et paysannes autour d’autres thèmes comme la place des femmes et des personnes LGBT à la campagne. Nous avons par exemple rencontré deux militantes de la commission femmes de la Confédération paysanne.

Quel est la situation de l’agriculture au Brésil ?

J. C.C. : Cela dépend de la région. Dans la région Amazonienne par exemple où il y a beaucoup de végétation fructifère, les familles paysannes produisent des haricots pour l’autoconsommation tandis que les noix du Brésil sont une de leur principale source de revenu. Mais au Brésil il y a les deux extrêmes entre d’un côté l’agriculture vivrière et de l’autre l’agriculture tournée vers l’exportation de ce qu’on appelle les “commodities”, c’est à dire les matières premières agricoles.

W. L. : Au Brésil, 1% de la population possède 72% des terres agricoles, utilisées pour produire des “commodities” destinées à l’exportation : soja, canne à sucre et viande bovine principalement. Mais ce n’est pas cet agriculture qui arrive à la table des consommateurs. 70% de ce qu’on trouve sur les tables des brésiliens provient de l’agriculture familiale et notamment de la réforme agraire. Parler de la campagne brésilienne c’est parler des inégalités éco-sociales entre la classe travailleuse et le grand capital.

Le MST a été créé en 1984 sous le slogan “occuper est l’unique solution”

J. C.C. : Depuis la colonisation portugaise, notre histoire est marquée par les inégalités sociales qui se traduisent par des problèmes d’alimentation et d’accès à la terre. Ainsi, en 1985, le premier Congrès du MST a eu lieu sous le slogan “occuper est l’unique solution”. L’occupation des terres est notre principal outil de lutte, pas seulement pour dénoncer mais également pour reconquérir et redistribuer les terres à ceux qui n’y ont pas accès. En 38 ans de luttes du MST, 450 000 familles paysannes ont eu des terres par le biais de l’occupation et 120 000 autres familles sont en attente d’une solution juridique.

W. L. : Ma famille a par exemple obtenu des terres grâce à ce processus. Lorsque nous occupons des terres, nous déposons un dossier à l’INCRA, l’institut national de la réforme agraire, qui ensuite a la compétence de légaliser ces installations. Ces terres expropriées deviennent publiques et l’État octroie un droit d’usage à la famille pour qu’elle y travaille. On dit alors que la famille a accédé à la terre par le biais de la réforme agraire. Mais la terre est juste la première étape pour obtenir ce qu’on appelle “la dignité complète”, à savoir l’accès à l’éducation, à la culture, aux différentes infrastructures pour faciliter la production.

Vous avez également mené d’autres campagnes de luttes…

J. C.C. : Dans les banlieues, durant la pandémie du Covid, des millions de brésiliens se sont retrouvés en situation de faim. Lors de la crise sanitaire, le MST a alors distribué 7000 tonnes de nourriture et deux millions de repas, et construit plus de 50 cuisines solidaires. Par ailleurs, le MST produit 16 000 tonnes de riz bio par an à travers 160 coopératives que nous avons dans tout le pays.

W. L. : Une de nos campagne prioritaire du moment est la plantation d’arbres pour répondre à la déforestation engendré par les grands propriétaires. En un an, la déforestation a en effet augmenté de 350 %. Nous avons donc pour objectif de planter 100 millions d’arbres en dix ans.

Qu’attendez vous du retour de Lula à la tête du Brésil ?

J. C.C. : Cela nous donne un peu d’espérance mais il y a tellement de choses à faire pour changer ce modèle de dégradation de la nature et d’exploitation des travailleurs. Pour certains, malheureusement, la terre reste une simple marchandise source de profits. Je pense qu’un des avantages de Lula est que c’est une personnalité politique reconnue au niveau international. Ses relations avec les pays importateurs de nos matières premières seront importantes pour peser contre les producteurs de “commodities” destinées à l’exportation.

W. L. : Il y a quelques projets sociaux qui sont déjà dessinés : la bourse de la famille, des étudiants etc. Le problème est que Bolsonaro a bloqué les budgets de l’éducation, de la santé, du social. Il y a donc un défi administratif pour ajuster ces budgets.

Entretien paru dans Laborari, l’hebdomadaire du syndicat ELB, Euskal Laborarien sindikata, syndicat de défense des paysans du Pays Basque et de promotion de l’agriculture de qualité. Etxaldeak eta herriak bizi diten !

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La praxis théâtrale du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) – Brésil, par Douglas Estevam

L’une des expériences qui a peut-être le plus profondément exploré la relation organique entre théâtre, organisation sociale et lutte des classes au Brésil est celle menée par la Brigade nationale de théâtre “Patativa do Assaré”, du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST). Ce sont des dizaines de groupes qui se sont organisés dans tout le pays au cours de deux décennies d’action théâtrale, mises en œuvre par un mouvement paysan présent dans la quasi-totalité du pays. Ce travail est le fruit d’un processus de formation qui a impliqué des centaines de paysans, a pu compter sur la collaboration d’artistes professionnels du Brésil et de l’étranger et a abouti à la production de dizaines de pièces de théâtre, de poèmes, de films et de chansons parmi de nombreuses autres formes d’interventions artistiques.

La pratique théâtrale du MST est étroitement liée aux modes d’organisation et aux formulations du projet de société élaborés par le mouvement tout au long de ses années d’existence. Une pratique dans laquelle la lutte sociale, l’organisation populaire, la recherche esthétique, la formation et la politique culturelle sont intimement liées, se complètent et s’influencent mutuellement dans l’accomplissement de ce qui est considéré comme l’un des plus grands mouvements sociaux d’Amérique latine.

Le mouvement des travailleurs ruraux sans terre

Le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) est né des occupations de terres realisé en 1979 pendant la dictature militaire brésilienne (1964-1985). Il a été officiellement fondé en 1984. Depuis lors, les occupations de terres organisées par le MST, qui ont rassemblé des centaines et parfois des milliers de familles, se sont étendues à pratiquement tout le pays et aujourd’hui, quelque 300 000 familles ont accédé à la terre grâce à ces occupations. Des dizaines de milliers d’autres qui vivent encore dans des campements, avec celles (les familles) déjà instalées (assentadas), constituent la base sociale du mouvement.

L’émergence et la formation du MST s’inscrivent dans le contexte historique de la fin des années 1970, qui a vu la naissance de nouvelles forces sociales et de mouvements populaires au Brésil. Parmi les mouvements les plus importants de cette période figurent les différents syndicats qui ont cherché à s’affranchir de l’État dictatorial et ont formé la Central Única dos Trabalhadores (CUT) ; le réseau large et varié des Comunidades Eclesiais de Base (Communautés ecclésiales de base) liées à l’Église progressiste fondée sur la Théologie de la libération ; les nouvelles organisations indigènes, également renforcées par l’action de l’Église ; et, comme résultat de la convergence de toutes ces expériences sociales et organisationnelles, le Partido dos Trabalhadores (PT). L’inventivité politique de ces années-là a permis la naissance du MST, une organisation paysanne qui affronte l’une des questions structurelles de la formation sociale brésilienne : la concentration de la terre et la grande masse de personnes historiquement exclues de l’accès à la terre, les premiers étant les peuples indigènes et les millions de personnes réduites en esclavages amenées d’Afrique. L’origine des inégalités sociales abyssales qui persistent aujourd’hui dans le pays, ainsi que la culture autoritaire et violente qui caractérise sa politique et sa sociabilité, trouvent leur origine dans la formation coloniale et esclavagiste du Brésil. La concentration des terres était le pilier de cette économie et détermine encore, dans une large mesure, la place qu’occupe le pays dans l’économie internationale.

Une invention organisationnelle

Pour mieux comprendre, dans son ampleur et sa complexité, le sens et la portée de l’action théâtrale développée par le MST, il faut prendre en compte l’innovation et les fondements de sa conception de l’organisation sociale. Avant de passer à la présentation et à l’analyse des pratiques théâtrales du MST, nous allons brièvement souligner certains éléments de cette conception de l’organisation qui aideront à mieux comprendre le sens de la pratique théâtrale et de l’action culturelle du mouvement.

Le MST fonde son projet de réforme agraire et de société sur l’accès à la terre, l’élimination des injustices sociales et le dépassement du mode de production capitaliste, en se référant à la tradition large et diverse du socialisme. L’un des éléments de base du programme organisationnel élaboré pour atteindre ces objectifs est la formation complète, intégrale et “omnilatérale” de l’être humain. Le processus d’organisation et d’auto-organisation des travailleurs est la première étape de la mise en œuvre du projet du MST. Il se met en place dans les processus d’occupation, ces dernières sont organisées en noyaux de base, en cellules organisationnelles auxquelles chacun doit participer et à partir desquelles les décisions sont prises collectivement. À partir de cette structure organisationnelle de base, le processus de coordination politique s’étend pour inclure une coordination au niveau de l’État et du pays. Le fruit de ce processus de mobilisation est également l’organisation de secteurs, parmi lesquels nous pouvons citer ceux de la production, de l’éducation, de la communication, de la formation politique, du genre et de la culture, dans lesquels tout le monde doit également être impliqué. Cette structure organisationnelle vise à offrir le plus grand accès et la plus grande participation possible à la prise de décision et au développement des projets politiques.

Selon la définition du MST, le processus d’organisation est le principal moyen de formation humaine, de développement de formes de conscience sociale et de transformation subjective. En analysant et en systématisant les expériences de ces années de construction et d’expérimentation, le MST a formulé une pédagogie du Mouvement des Sans Terre, composée de “matrices” qui forment l’être humain. L’idée a été développée que le principal moyen de formation des membres du mouvement était le mouvement lui-même, à travers la lutte et l’organisation. La dimension pédagogique du Mouvement est basée sur des « matrices formatives », dont les principales sont la lutte, l’organisation, l’histoire, la terre et la culture. La culture est apparue comme un élément structurel pour un projet de société et d’organisation politique, pas seulement une question thématique, mais l’un des fondements de la conception même de l’organisation et de la formation humaine, lié aux processus de la lutte des classes.

Précédents de l’action théâtrale du MST

L’une des expériences culturelles, politiques et esthétiques les plus originales du MST est la “mística”. Issue d’une large tradition latino-américaine, développée par la théologie de la libération et par les communautés ecclésiales de base, la mística a acquis un caractère séculier dans le MST. Difficile à définir, la mística est la tentative d’offrir une expérience sensible liée au projet de société du Mouvement. Une de ses formes de matérialisation sont les interventions esthétiques, une sorte de performance ou de théâtralité, réalisées et organisées par les membres du Mouvement eux-mêmes dans diverses situations. Ces interventions esthétiques ont lieu, par exemple, à l’ouverture des réunions, des rencontres, des congrès, au début des activités scolaires et de formation, des marches, mais aussi dans les occupations et les assentamentos1. Parmi ses éléments formels les plus variés, on peut citer les chansons, la mise en scène, les décors, les costumes, les poèmes, les dramatisations, les chœurs, les projections, etc. La “mística” cherche à offrir une expérience sensible et subjective du projet de société, de l’histoire et d’une perspective d’avenir, en créant un champ d’action et d’expérience au-delà des pratiques discursives ou exclusivement conceptuelles.

La formation de la Brigade national de théâtre “Patativa do Assaré”

L’expérience théâtrale développée par le MST a comme moment décisif la formation de la Brigada Nacional de Teatro Patativa do Assaré, créée en 2001 et qui en est à sa vingtième année. La Brigade a été constituée lors de la deuxième phase de formation avec Augusto Boal et les membres du Centre pour le Théâtre de l’Opprimé (CTO) – RJ. Des dizaines de militants du MST issus de différents secteurs, tels que l’éducation, la formation politique et la culture, ont participé aux travaux et avaient pour tâche de créer des groupes dans les différents États dont ils étaient originaires et où ils travaillaient. C’est ainsi qu’a commencé la multiplication des troupes de théâtre dans tout le pays.

Bien qu’elle représente une étape décisive, les expériences théâtrales du MST et sa relation avec Boal n’ont pas commencé avec la consolidation de la Brigade nationale de théâtre. Outre les liens avec la mística elle-même, comme nous l’avons vu précédemment, un autre exemple significatif est l’expérience qui s’est déroulée une décennie plus tôt, à Rio de Janeiro, lorsqu’en 1990 le groupe du Théâtre Paysan a été créé dans l’occupation de Sol da Manhã. Augusto Boal venait de rentrer de son exil et commençait ses expériences de théâtre législatif, une des formes du théâtre de l’opprimé qu’il a développé après son retour au pays. Boal a établi un contact avec ce groupe, qui a rapidement fait partie des collectifs qui ont travaillé autour du mandat de conseiller municipal à Rio de Janeiro de Boal. L’expérience a duré environ huit ans.

La Brigada Nacional s’est structurée à partir ce travail continu avec Augusto Boal, qui lui a permis un saut qualitatif en matière de production, d’organisation et de formation par rapport à toutes les expériences théâtrales précédentes du Mouvement. Il y a eu cinq étapes au cours desquelles certaines techniques du théâtre de l’opprimé ont été travaillées, parmi lesquelles le théâtre forum (le plus pratiqué), le théâtre-journal, “l’arc-en-ciel du désir2” et, lors de la dernière réunion tenue en 2005, la création d’un théâtre de procession qui a compté avec la participation d’environ 270 militants du MST. Les techniques du théâtre de l’opprimé ont été utilisées dans les campements, les assentamentos, les écoles et, à la suite de ce travail, divers groupes ont été formés. A chaque nouvelle étape avec Boal, les processus développés, la production des groupes organisés, les limites et les nouvelles demandes ont été évalués. L’organisation de la Brigada a permis un dialogue entre les groupes, des échanges d’expériences et de productions, des actions communes, un suivi des travaux et des formations complémentaires.

Les productions, en particulier celles utilisant les techniques du théâtre forum, ont permis d’aborder des questions qui n’étaient pas abordées dans d’autres instances du MST. Ainsi, des questions essentielles telles que le racisme et le genre pouvaient être largement débattues par le biais du théâtre. Les processus du théâtre-image ont commencé à être utilisés dans les écoles comme moyen d’évaluation du processus éducatif, des enseignants et des coordinations scolaires, offrant d’autres formes de dialogue sur l’accompagnement pédagogique. Dans les occupations, les thèmes liés au pouvoir, au personnalisme ou à d’autres limites organisationnelles et politiques étaient également des thèmes de forums.

Dramaturgie et interventions

Dans le domaine de la dramaturgie, on trouve des pièces produites par les paysans eux-mêmes, qui traitent des thèmes de leur conjoncture politique et des problèmes de la vie quotidienne, du travail, des questions de genre, du racisme, entre autres3. La question de l’économie internationale, guidée par les négociations de libre-échange qui ont défini le débat politique dans ces premières années de la relation entre Augusto Boal et le MST, apparaît dans plusieurs pièces. Boal a suivi de près les pièces produites et a contribué à la révision dramaturgique ainsi qu’aux processus de mise en scène, consacrant une attention particulière à la construction des accessoires, des costumes et de la scénographie. Certaines des pièces de Boal ont été reprises, comme Não tem imperialismo no Brasil, adaptée par le MST sous le nom de Paga Zé.

Des adaptations de dramaturges brésiliens et étrangers ont également été réalisées. Dans l’État de Rio Grande do Sul, dans le cadre d’implantations réalisées sur des terres où, au XVIIIe siècle, se sont déroulées les guerres guaranis, impliquant des Indiens guaranis menés par Sepé Tiaraju contre la domination espagnole, le groupe Peça pro Povo a adapté le texte Morte aos brancos (Mort aux Blancs), écrit par Cesar Vieira, un dramaturge brésilien historique ayant plus de cinquante ans d’expérience. L’œuvre a bénéficié de la collaboration d’un important groupe de théâtre de rue brésilien, Ói Nóis aqui Traveiz. Le langage esthétique des scènes de rue, la musicalité, la construction des costumes et des accessoires, ont caractérisé cette adaptation.

Le groupe SP Filhos da Mãe… Terra a adapté la pièce Por esos santos latifundios, une pièce du dramaturge colombien Guilherme Maldonado Pérez qui traite des luttes pour la terre menées par les indigènes et les paysans en Colombie. Cette pièce, probablement présentée pour la première fois au Brésil par le MST, a été récompensée par la Maison des Amériques de Cuba en 1975, dans le cadre du concours de dramaturgie latino-américaine promu par le centre culturel cubain de référence continentale. La pièce a été jouée par le groupe au Teatro de Arena, le lieu historique où Boal avait commencé ses activités dans les années 1950.

Outre le théâtre forum, diverses autres formes de théâtre de l’opprimé ont été développées par le MST. Les techniques de théâtre invisible ont été utilisées de manière large et diversifiée, les interventions ayant lieu dans les bus, les trains, sur les bancs et même dans les propres espaces du MST, comme dans les cours ou les réunions. Une intervention de théâtre invisible a eu lieu lors d’une réunion avec des parlementaires à la Chambre législative du gouvernement fédéral, pour discuter des questions de réforme agraire. Cette intervention a influencé les thèmes des débats ultérieurs. Des interventions ont également eu lieu lors de réunions d’associations agroalimentaires, comme celles realisées pendant la conférence RJ+20, organisée par l’UNESCO à Rio de Janeiro. Le travail avec le théâtre-journal) a également été utilisé à plusieurs reprises et par différents groupes.

La plus grande expérience théâtrale du MST a été conçue avec Augusto Boal lors de la dernière réunion de formation en 2005. Il s’agit d’une intervention de théâtre processionnel à laquelle ont participé 270 militants du MST venus de tout le Brésil. La pièce a été présentée à l’arrivée de la Marche nationale du MST à Brasília, qui s’est tenue la même année, une marche qui a rassemblé 12 000 membres du MST. Outre une procession, des dizaines d’autres pièces faisant partie du répertoire de la Brigada ont été jouées par les groupes pendant les vingt et un jours qu’a duré la marche. Après avoir marché le matin, en moyenne quinze kilomètres, les marcheurs ont participé à des processus d’étude et de formation l’après-midi. Les pièces de théâtre faisaient partie de ces processus de formation. Il en a été de même lors du congrès 2007 du MST, qui a rassemblé dix-sept mille personnes et au cours duquel plusieurs pièces de théâtre ont été représentées.

Les réunions de formation avec le CTO et Augusto Boal ont été combinées avec l’étude d’autres références théâtrales, principalement l’histoire du théâtre politique et la théorie des genres littéraires. La professeure Iná Camargo Costa, de l’Université de São Paulo – USP, principal chercheur sur le sujet au Brésil, a été un conseiller permanent dans ce processus. Reprenant la tradition du théâtre politique brésilien, dont les relations établies entre les artistes et les forces sociales progressistes ont donné lieu à l’un des meilleurs moments d’expérimentation formelle et d’invention esthétique, le MST a pris comme l’une de ses références paradigmatiques les expériences des Centres de culture populaire (Centros Populares de Cultura – CPC) et du Mouvement de culture populaire (Movimento de Cultura Popular – MCP), ce dernier comptant sur la participation de Paulo Freire.

Augusto Boal lui-même avait développé un important travail avec les innombrables CPC répartis dans tout le pays et avec le MCP, jusqu’au coup d’État de 1964, lorsque ces organisations culturelles ont été détruites par l’armée en raison de leurs liens étroits avec les mouvements ouvriers et étudiants. Les Ligues paysannes, une importante organisation paysanne de cette période, dont le MST s’inspire, ont établi une importante relation de travail avec les CPC, le PCM MCP et Boal. Le travail développé entre le MST et Augusto Boal avait aussi cette dimension symbolique de reprise d’une expérience modèle commencée dans les années 60 et interrompue par la dictature militaire. Boal a toujours mentionné l’importance de cette expérience historique lors de ses rencontres avec le MST.

L’une des œuvres les plus symboliques de ce renouveau a été la mise en scène par le MST de la pièce Mutirão em Novo Sol, une pièce de Nelson Xavier et Augusto Boal, écrite en 1961 et présentée la même année au premier congrès national des paysans du(?) (dans le département de) Minas Gerais. Le texte a disparu pendant une cinquantaine d’années. Le MST a réussi à récupérer le texte, à le publier et à produire une mise en scène présentée lors de la Rencontre unie des travailleurs, des travailleuses et des peuples des champs, des eaux et des forêts, qui s’est tenue en 2012, lors d’une présentation devant 5 000 personnes. Ce texte a également été travaillé dans plusieurs écoles MST, a fait l’objet d’une version radiophonique et d’un documentaire.

Recherche formelle

La nécessité d’approfondir les questions formelles est venue de la pratique elle-même avec les diverses formes d’interventions menées par les membres du mouvement. Au début de la “Brigade”, les militants impliqués dans la création des interventions ont fait état de difficultés avec le référentiel formel jusqu’alors principalement constitué autour de certaines techniques du théâtre forum. Un large processus d’études et de recherches s’est ensuite développé sur les structures dramaturgiques et les expériences formelles réalisées dans la tradition du théâtre politique, l’analyse des conceptions du théâtre épique, la compréhension de la dimension historique et sociale de la forme, l’analyse critique des implications de la forme dramatique et de la portée et de l’impact de l’industrie culturelle, thèmes qui ont constitué un ensemble de fondements théoriques permettant d’approfondir les pratiques théâtrales dans leur multiplicité.

Il convient de noter que les analyses de l’esthétique, des dimensions sociales et idéologiques des formes artistiques et de la dialectique entre la forme et le processus social sont devenues partie intégrante du programme d’étude du secteur culturel du MST dans son ensemble. Ainsi, tant dans les arts plastiques que dans la musique et la littérature, mais aussi dans la production audiovisuelle du MST, les recherches ont été menées avec la même orientation, et la convergence et le travail conjoint entre les différents fronts artistiques qui composent le secteur culturel du MST ont permis une accumulation collective de savoir. Les débats sur l’esthétique se sont étendus à l’ensemble du MST et ont commencé à englober non seulement les expériences artistiques mais aussi diverses autres dimensions formelles de l’action directe, les processus d’organisation et de formation, les activités éducatives dans les écoles, etc.

La présence de la théorie et des œuvres de Brecht dans le mouvement a également contribué à la formation des conceptions esthétiques et culturelles du MST. Les œuvres de Hanns Eisler, le partenaire musical de Brecht, ont également influencé le MST et ses musiciens. Certains groupes ont adapté, mis en scène et travaillé avec le matériel du dramaturge allemand. À São Paulo, il y a eu une adaptationdes Horaces et des Curiaces, et à Brasília une adaptation du Cercle de craie caucasien. La Companhia do Latão, l’une des principales troupes de théâtre du Brésil, a monté une mise en scène du Cercle de craie caucasien dont le prologue a été enregistré avec la troupe de théâtre de l´assentamento Carlos Lamarca à São Paulo.

Les pièces didactiques de Brecht ont fourni un modèle de travail productif. La proposition d’expériences de formation avec les participants eux-mêmes par le biais du théâtre a été largement ecxercée. La pièce Sainte-Jeanne des Abattoirs a été utilisée à plusieurs reprises dans des cours d’économie politique utilisant les méthodes d’enseignement de Brecht. À une occasion, cette expérience a été réalisée dans le cadre d’un cours avec des représentants de divers (environ 20 pays) pays d’Amérique latine. La pièce La Décision a été travaillée à différents moments avec les membres d’un cours de base qui a duré six mois, traitant des contradictions internes du militantisme. D’autres expériences ont été faites avec Celui qui dit oui et aussi avec la pièce Le Commerce du pain.

Défis historiques

Les événements politiques les plus récents au Brésil ont profondément affecté le champ d’action des mouvements sociaux et ont également eu des impacts sur leur production culturelle. Les mobilisations d’extrême droite qui ont débuté en 2013 et ont été suivies de processus juridiques et parlementaires ont abouti à l’éviction de la présidente Dilma et à l’emprisonnement consécutif de Lula. Les thèmes de la guerre culturelle et du marxisme culturel, la menace d’une nouvelle intervention militaire et la présence dans les rues de secteurs d’extrême droite, certains ayant des orientations néo-fascistes, ont gagné en légitimité dans le débat politique et ont remodelé l’histoire politique et culturelle qui s’était constituée depuis les années 1980 avec la fin de la dictature.

Dans ce contexte historique, le MST a étendu son action théâtrale d’interventions d’agit-prop et de formation dans le domaine de la culture et du débat esthétique. Les expériences et les recherches sur les formes d’agitation et de propagande qui avaient été développées depuis les premières années de la Brigade ont pris une plus grande importance. Outre les recherches sur les traditions brésiliennes, celles sur les traditions de l’agitprop allemand, soviétique, français et américain, entre autres, développées entre les années 20 et 30 du siècle dernier, ont constitué une importante collection de références du lien entre les avant-gardes artistiques et les mouvements sociaux.

Depuis 2013, des dizaines de brigades d’agit-prop ont été formées, dans le cadre de processus de formation impliquant des centaines de personnes qui ont pris part aux différentes manifestations dans le pays au cours de cette période récente. Le MST a réussi à approfondir son travail conjoint avec les organisations urbaines, les syndicats et les mouvements étudiants, principalement le Soulèvement Populaire de la jeunesse (Levante Popular de Juventud). L’expérience du MST dans le domaine théâtral et culturel est devenue une référence pour d’autres organisations populaires.

Au cours de la même période, il y a également eu un développement important des écoles de théâtre politique et de vidéo populaire, auxquelles le MST participe en tant qu’un des organisateurs. Ces écoles s’inspirent du Frente de Trabajadores de la Cultura de Nuestra América, fondé au début des années 1970 par Augusto Boal, Enrique Buenaventura (Colombie), Atahualpa del Cioppo (Uruguay) et d’autres grands noms du théâtre latino-américain. Il y a actuellement neuf écoles qui fonctionnent au Brésil, en Argentine, avec des connexions au Mexique, en Uruguay et en Espagne, qui articulent mouvements sociaux, groupes de théâtre professionnels et universités. Ces écoles ont également joué un rôle important dans la situation politique récente.

L’action théâtrale développée par le MST, en particulier au cours des vingt dernières années avec la Brigada Nacional de Teatro Patativa do Assaré, constitue une expérience de grande importance pour avoir fait en sorte que des centaines de paysans, dans leur processus d’organisation et de lutte pour la réforme agraire, intègrent l’art et la culture comme partie intégrante de leurs conquêtes et de leurs projets de société, devenant également les créateurs de diverses formes théâtrales et interventions scéniques. Une appropriation de la tradition théâtrale qui dépassait le concept d’œuvre fermée, établissait des contacts avec des secteurs de la population historiquement privés d’accès aux biens culturels traditionnels, stimulait chez les travailleurs une profonde réflexion sur les dimensions esthétiques et culturelles de leurs luttes et de leur existence, et contribuait à l’approfondissement et au développement de la culture politique émancipatrice proposée par le MST.

L’auteur : Douglas Estevam est membre du Collectif National de Culture du MST et de la coordination nationale du Frente de Teatro Patativa do Assaré – MST. Il a travaillé avec Augusto Boal dans le processus de formation que le CTO a entrepris avec le MST.

Notes :

1 Il est utile de distinguer les « ocupações » des « assentamentos ». Une ocupação est une occupation donc un territoire en lutte pour savoir si il sera ou pas exproprié pour la réforme agraire. Le cadre juridique actuel de la Réforma Agraire a été établi dans la Constitution de 1988, sur la base d’accords sociaux signés après la fin de la dictature. Le MST fonde son action sur la constitution brésilienne. Un assentamento est une occupation réussie, qui a éte juridiquement reconnu para l´État selon la Constitution, et les propriétaires légaux sont les anciens occupants qui vont s’organiser selon différentes formes (« scop » ou pas) pour y produire et organiser l´ensemble de la vie sociale avec des écoles, centre culturels, centre de santé, etc.

2Voir Augusto Boal, Jeux pour acteurs et non-acteurs. Pratique du Théâtre de l’opprimé,Paris, La découverte, 2004 ; Augusto Boal,L’Arc-en-ciel du désir. Du théâtre expérimental à la thérapie, Paris, La Découverte, 2002.

3 On peut avoir un aperçu de la prodution dramaturgique du MST dans les deux volumes du livre Teatro e transformaçao social (Théâtre et transformation sociale), publié en 2006. Organisé en pièces de théâtre forum, théatre épique et agitprop, le deux volumes rassemble 19 pièces.

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